La barbe

— Quand Monsieur Jules fait la barbe de l’empereur, me dit l’humble figaro auquel je viens de confier ma tête, il ne manque jamais de frictionner Sa Majesté au « portugal ». Préféreriez-vous la violette ?

— Portugal, François, portugal, à l’instar… Et « tous les combien » Monsieur Jules fait-il la barbe de l’empereur ?

— Tous les quinze jours. L’empereur lui donne dix roubles.

— Mâtin ! Ça fait vingt roubles par mois.

— Oh ! il y a les frais. Car c’est Monsieur Jules qui va chez Sa Majesté.

Je pense bien, François, je pense bien que ce n’est pas Sa Majesté qui…

— Évidemment ! Monsieur Jules va aussi chez les grands-ducs. Les grands-ducs, c’est cinq roubles... À la tondeuse, sur les joues ?...

— À la tondeuse... Dîtes donc, François, quel est ce monsieur qui vient d’entrer, et qui mène un si beau tapage ?

— Ah ! ah ! c’est M. K... Comment ! vous ne connaissez pas M. K... ? C’est un garçon plein de gaieté. Dernièrement, il a soûlé les chevaux de l’empereur...

— Eh ! François ! que me racontez-vous là ? Les chevaux de l’empereur se soûlent !

— Comme j’ai l’honneur... M. K… se reposait depuis deux jours dans un restaurant des Îles avec des femmes et du champagne... Un escadron des cosaques de l’empereur passe. M. K... hèle le commandant et lui propose de boire un verre de champagne à la santé de Sa Majesté. Ça ne se refuse pas. M. K…, là-dessus, invite les autres officiers ; ils mettent pied à terre et vont rejoindre leur chef. Les cosaques, à leur tour, descendent de leur monture ; on leur apporte du vodki dans des demis. Enfin, pour que tout le monde soit de la fête, on apporte également du vodki aux bêtes. Toutefois, comme on en avait versé dans des « demis » pour les soldats, on en remplit des seaux pour les chevaux. De telle sorte, monsieur, que les chevaux, qui ont moins l’habitude, avaient perdu toute tenue quand l’escadron se remit en marche. Ils gambadaient comme des fous et, le lendemain, refusèrent tout service, sous prétexte qu’ils avalent la tête en bois.

— Qui ça ? Les chevaux ?...

— On le dit... Qu’en pense monsieur ?

— Voyez-vous, mon ami, moi, je suis un homme de l’ancien temps. Je trouve que la guerre, le bon vin et l’amour vont très bien ensemble.

— Aussi, monsieur, les Russes n’ont jamais été aussi amoureux que pendant cette guerre ; jamais on n’a vu d’aussi brillants et extraordinaires mariages.

— Oh ! racontez-moi cela…

— Après le shampoing, monsieur. Monsieur veut-il se lever ?... Baissez la tête ! Encore... encore... Ah ! monsieur en avait besoin !...

— Monsieur se rappelle que le général Sakharoff, frère du général ministre de la Guerre, fut, dès le début des hostilités...

— Comme vous vous exprimez bien, François.

— Je prierai poliment monsieur de se taire, ou je lui brûle la moustache. Le général Sakharoff fut donc nommé chef de l’état-major général. En même temps que lui, partait pour la Mandchourie un colonel qui allait rejoindre son régiment avec sa femme. Pour la circonstance, celle-ci s’était faite infirmière. Elle était fort jolie, et le général Sakharoff s’en éprit dès qu’il l’eut aperçue. De même, le général Kouropatkine, qui passa par là, ne put la voir sans en tomber amoureux.

— Ah ! vraiment, Kouropatkine aussi…

— On voit bien que monsieur est journaliste. Votre métier serait-il d’ignorer ce que tout le monde sait ?

— François, vous venez de dire là quelque chose de bien beau.

— Je relève en croc, n’est-ce pas ?... De ce jour, Kouropatkine et Sakharoff furent rivaux…

— Et le colonel, que faisait-il, pendant ce temps-là

— On l’envoya se faire battre. Sa femme profita de ce qu’il était si fort occupé pour divorcer. Le général Sakharoff divorça lui aussi.

Ils en profitèrent pour aliéner immédiatement cette liberté au bénéfice l’un de l’autre, et Kouropatkine n’eut plus rien de mieux à faire que de s’occuper des Japonais… La raie à gauche ?

— Non, François. Ainsi, Sakharoff et la femme du colonel se marièrent ; mais où ?

— Eh bien ! à Moukden !... Pendant la bataille... La raie à droite, n’est-ce pas ?

— Non, François... Et Mme Sakharoff, qu’est-ce qu’elle dit, Mme Sakharoff ?

— Elle a appris, un beau jour, par une signification du jugement rendu au nom de l’empereur, qu’elle était divorcée, ce qui l’a fort chagrinée... Monsieur porte la raie au milieu ?

— Non, François. Et c’est de l’histoire, tout cela ?...

— C’est de l’histoire publique. On ne cache point le divorce d’un chef d’état-major ; on ne cache point son mariage, et vous savez bien que le général Sakharoff a été relevé de ses fonctions et rappelé en Russie, en quoi l’on a eu tort, monsieur, car, comme monsieur dit, on fait très bien à la fois la guerre et l’amour... Je ferai seulement remarquer que si monsieur ne porte la raie ni à gauche, ni à droite, ni au milieu…

— C’est qu’il n’en porte pas du tout. Un aimable désordre, François... Là, c’est parfait…

— Monsieur n’a pas de nouvelles de Mandchourie ? On dit que le combat recommence et que, cette fois, on ne reculera plus,

— On le dit. Pourquoi souriez-vous, François ?

— Moi, monsieur, je n’ai pas souri.

— Si, si ; je vous ai vu dans la glace.

— Eh bien ! puisqu’il le faut absolument, je vais dire à monsieur pourquoi j’ai souri. C’est qu’à propos du fameux plan de Kouropatkine, qui consistait à reculer toujours, on m’a fait lire, il y a quelques jours, une bien belle lettre. C’était celle d’un soldat de Liao-Yang à ses parents. Il leur disait : « Slava Bogou’ ! Dieu soit loué ! Nous reculons toujours ! Pour les fêtes de Pâques, nous serons rentrés à la maison... »

— Monsieur, regardez un peu, sans en avoir l’air, à votre gauche. Vous ne connaissez pas le personnage qui vient de prendre place ?... C’est l’armurier de l’empereur qui fournit d’armes et de cartouches l’empereur et les grands-ducs. Il faut des plombs spéciaux pour chacun de ces grands personnages, de telle sorte que l’on sait toujours à qui revient le mérite d’avoir abattu la pièce. Il n’y a pas d’erreur. Ainsi, tel grand-duc a les plombs couleur de cuivre jaune, tel autre...

— Et l’empereur, François, comment a-t-il les plombs ?

— L’empereur ?... Vaporisateur ?... L’empereur ?... Fermez les yeux... L’empereur, monsieur, a les plombs nickelés.

Avril 1905